vendredi 25 avril 2014

De l'art de conférer

"Je festoie et caresse la vérité en quelque main que je la trouve, et m'y rends allégrement, et lui tends mes armes vaincues, de loin que je la vois approcher. Et pourvu qu'on n'y procède d'une trogne trop impérieusement magistrale, je prends plaisir à être repris. Et m'accomode aux accusateurs, souvent plus par raison de civilité que par raison d'amendement : aimant à gratifier et nourrir la liberté de m'avertir, par la facilité de céder."...-...-
"Nous  entrons en inimitié, premièrement contre les raisons, et puis contre les hommes. Nous n'apprenons à disputer que pour contredire : et chacun contredisant et étant contredit, il en advient que le fruit du disputer, c'est perdre et anéantir la vérité."

Montaigne, Les Essais, la Pochothèque, 2001, présentée par Jean Céard, avec la collaboration de  Denis Bjaï, Bénédicte Boudou, Isabelle Pantin,  Livre III, chapitre VIII, De l'art de conférer, p 1447.
 p 1449

Des noms

" Qui empêche mon palefrenier de s'appeler Pompée le grand ? Mais après tout, quels moyens, quels ressorts y-a-t-il qui attachent à mon palefrenier trépassé, ou à cet autre homme qui eut la tête tranchée en Egypte, et qui joignent à eux, cette voix glorifiée, et ces traits de plume, ainsi honorés, afin qu'ils s'en avantagent ?
            Crois-tu que les cendres et les mânes s'en soucient dans les tombeaux ?"

Montaigne, Les Essais, la Pochothèque, 2001, présentée par Jean Céard, avec la collaboration de  Denis Bjaï, Bénédicte Boudou, Isabelle Pantin,  Livre I, chapitre LVI, p 455.

jeudi 17 avril 2014

Qu'est-ce que l'eau ?





L'écrivain américain David Foster Wallace s'était adressé à ses étudiants en leur racontant une petite histoire où sont remarquablement illustrés le rôle et la fonction de la littérature :
" C'est l'histoire de deux jeunes poissons qui nagent et croisent le chemin d'un poisson plus âgé qui leur fait signe de la tête et leur dit : " Salut, les garçons. L'eau est bonne ?" Les deux jeunes poissons nagent encore un moment, puis l'un regarde l'autre et fait : tu sais ce que c'est toi, l'eau ?"


 " La morale immédiate de cette histoire, c'est tout simplement que les réalités les plus évidentes, les plus importantes et les plus omniprésentes, sont souvent les plus difficiles à voir et à exprimer. A l'instar des deux jeunes poissons, nous mêmes nous ne rendons pas compte de ce qu'est véritablement l'eau dans laquelle nous vivons chaque minute de notre existence. Nous n'avons pas conscience, en effet, que la littérature et les savoirs humanistes, la culture et l'instruction constituent le liquide amniotique idéal dans lequel seulement les idées de démocratie, de liberté, de justice, de laïcité, d'égalité, de droit à la critique, de tolérance, de solidarité et de bien commun peuvent se développer avec vigueur."



L 'utile inutilité de la littérature
in L'utilité de l'inutilité, Nuccio Ordine, Abraham Flexner, Les Belles Lettres. p. 8

vendredi 11 avril 2014

"Poésie verticale"

   « .. Toujours au bord.
     Mais au bord de quoi ?

     Nous savons seulement que quelque chose tombe
     de l’autre côté de ce bord
     et qu’une fois parvenu à sa limite
     il n’est plus possible de reculer.

     Vertige devant un pressentiment
     et devant un soupçon :
     lorsqu’on arrive à ce bord
     cela aussi qui fut auparavant
     devient abîme.

     Hypnotisés sur une arête
     qui a perdu les surfaces
     qui l’avaient formée
     et resta en suspens dans l’air.

     Acrobates sur un bord nu,
     équilibristes sur le vide,
     dans un cirque sans autre chapiteau que le ciel
     et dont les spectateurs sont partis… »

Treizième poésie verticale, Corti, 1993
Roberto Juarros, traduction R Munier